Photo © D. Claveau
David Ferrand et La Muse Normande
Nous avions appris l’existence de l’affaire de la Boise de Saint-Nicaise par un récit de seconde main, tombé de la plume de l’historien rouennais Amable Floquet. L’association de la Boise Saint-Nicaise est heureuse de vous présenter sur son site deux récits de première main tirés de la Muse normande de David Ferrand, recueil de pièces poétiques diverses écrites en langage purinique – le sociolecte des purins, surnom normand des ouvriers travaillant la laine – dans la première moitié du XVIIe siècle, quelques années seulement après les faits dépeints, au plus près, donc.
Chose étonnante pour nous, Modernes, qui avons fait de la poésie un pince-fesses de gourmés, le quartier Saint-Nicaise, tout populaire qu’il était, avait sa part des lauriers littéraires les plus illustres. Nos deux récits furent ainsi lus durant la cérémonie des Palinods, ce banquet poétique en l’honneur de la Vierge qui fit longtemps la renommée littéraire de Rouen. On ne trouvait pas alors incongru de juxtaposer le sérieux et le grotesque, ce qui eût beaucoup plu à Victor Hugo, grand amateur de mélange des genres et chantre inspiré du pittoresque de la « ville aux cent clochers ».
Le premier récit évoque les métiers du quartier Saint-Nicaise, quartier maraîcher et quartier drapant, et le rôle qu’y jouait la Boise. Il en signale l’emplacement et raconte l’expédition sacrilège des « brelingans » (fainéants) de Saint-Godard. Le second récit, plus touchant peut-être, intitulé « Le bout de l’en de la Boise », dans une personnification du banc à palabres, puisque le bout-de-l’an désigne un service religieux dit en l’honneur d’un défunt un an après sa mort, décrit le deuil impossible des habitants du quartier Saint-Nicaise, même après remplacement de leur antique Boise par une nouvelle.
Mais d’abord un mot sur l’auteur, David Ferrand, imprimeur-libraire-relieur rouennais (vers 1590-1660). Nous savons peu de choses, mais ce peu est déjà beaucoup. On suppose qu’il était le fils d’un autre David Ferrand, inscrit au registre des gardes de la corporation des imprimeurs. Il habitait la paroisse de Saint-Denis. Rouen était à l’époque un des plus grands centres d’imprimerie français, non pas tant en qualité qu’en quantité, avec une prédilection pour les ouvrages drolatiques et impertinents. David Ferrand est en ce sens parfaitement représentatif. Il fut condamné une première fois en 1616 à 25 livres d’amende (la livre est une monnaie de compte qui parle à un imprimeur…) pour avoir composé et imprimé un dictum ou libelle diffamatoire et licencieux intitulé Les Lucrèces à contrepoil. Normand échaudé ne craint pas d’y retourner. Ferrand récidiva en 1617 avec un nouveau libelle intitulé Les Chardonnerettes plaintives, où il chargeait le Sieur Lejongleur, sergent royal. Il fut derechef condamné. En 1621, il s’établit rue aux Juifs, dans la cour des Loges, près du Palais.
De 1625 à 1642, David Ferrand publia les dix-huit premières parties de sa Muse normande. La trente-et-unième et dernière parut en 1653. Cette Muse dessalée parle la langue purinique ou gros normand, en usage surtout dans la paroisse Saint-Nicaise, mais aussi dans les paroisses voisines de Saint-Vivien et de Martainville, en tout cas là où demeuraient et travaillaient les ouvriers drapiers. La Boise, située près du carrefour du Plat (voir cartes), n’était pas seulement le lieu où l’on causait des affaires du temps. On venait s’y informer des nouvelles circulant par la ville ou contribuer à leur diffusion. La langue purinique était encore parlée au début du XIXe siècle. Elle s’enrichissait constamment des apports du pays de Caux. Le plus ancien texte connu en langue purinique concerne Saint-Nicaise et date de la fin du XVIe siècle : Le Dialogue recreatif fait a sainct Nigaize par deux bons compagnons normans drapiers, sur la reiouissanche de la paix (signée avec le roi d’Espagne Philippe II).
Des extraits de la Muse normande étaient lus à chaque édition du Puy des Palinods. Ce concours littéraire, institué en 1486, avait lieu le dimanche qui suivait la fête de la Conception de la Vierge (8 décembre), au couvent des Carmes. Chaque année, on élisait un Prince des Palinods, chargé de couvrir les frais du banquet plantureux qui régalait l’assistance. L’un des acteurs de l’affaire de la Boise, l’archevêque de Rouen François de Harlay, était Prince en 1624, un an avant la publication de la Muse normande. Des pièces plaisantes, mascarades et farces animées par les suppôts de l’abbé des Conards et les clercs de la Basoche, particulièrement goûtées du public rouennais, venaient égayer, en seconde partie de spectacle et même le lendemain, cette pompeuse cérémonie académico-religieuse. Pareille rupture de ton n’était pas jugée déplacée et était généralement accueillie avec bienveillance par les autorités. Il semblerait, du reste, qu’il y ait eu des prêtres parmi les auteurs des textes recueillis par Ferrand à côté des siens dans la Muse. La bonne santé d’une communauté, qu'on se le dise, ne se mesure pas à sa puissance armée mais à sa capacité d’autodérision. En 1645, le Prince Pierre Dasmiens, sévère conseiller au Parlement de Normandie, tenta bien d’interdire la lecture des pièces de David Ferrand, mais il s’attira les foudres du public, comme le rapporte notre poète :
Prinche, excusez si ma Muse est aintelle [telle],
Dans sen passé la chose est trop nouuelle
Pour oublier les acclamations
Que faiset hier tout ste grand assemblaye
Qui vit faschaye en monstrant ses tallons
Les Palinos deslogez sans risaye.
L’interdiction fut tôt levée en 1647. Le Puy des Palinods fut suspendu en 1654, faute de Prince. Il faut dire que la fonction était onéreuse. En 1669, il renaquit de ses cendres, mais la jovialité n’était plus de mise et d’aucuns s’en plaignirent comme d’un signe de décadence irrémédiable des lettres rouennaises :
Dieu ! que le temps a de tristes reuers !
Dans chu Rouën tout tumbe en dicidenche :
Sen Pis [Puy] fameux qu’admiroit l’uniuers,
Chent fais pu fred que les rudes hyuers,
N’est plus l’appuy de la belle scienche.
[…]
Si, du chercueil ayant trompé les vers,
Dauid Ferrand reprenoit sa naissanche,
Loing de trouuer encor des gens diserts,
Quand il verroit les Palinods deserts,
Il taxeroit le siecle d’ignoranche.
Ferrand n’était pas qu’un pourvoyeur de poèmes drolatiques. Il concourut au Puy de 1622 et obtint pour sa pièce en l’honneur de la Vierge le Soleil, deuxième prix des stances fondé par Claude Groulart en 1611. Il aurait été en 1651 juge des Palinods. Il publia d’autres œuvres joviales en langue purinique entre 1655 et 1660.
La fin de sa vie est marquée par les atteintes de la calomnie et de la maladie, comme l’atteste cette réponse à un médisant extraite de ses Adieux à la Muse normande (p. 28) :
Tyrant de mon honneur qui laschement me traite,
M’a-t-on iamais cité par vn coup de trompette ?
Dans les tabellions mon nom est-il escrit ?
As-tu dans les Consuls ouÿ déclamé ma vie ?
Crapaut, n’y vomy plus contre moi ton enuie.
Ie bransle, ouÿ du corps, non des biens, ny d’esprit.
Et l’on peut lire dans Estrenes de la Muse normande dediées au Super-Eloquentissime Mouqueux de Candelle des Palinots (1659) :
Depis six mais que i’estais en litiere
Empitronné d’onguent par le z’ortieux,
Ie ne marchais à nen pu qu’vn goutteux.
Mais grace à Dieu et me n’apotiquaire
Depuis six iours ie me porte un ptiot mieux.
L’état maladif chronique de Ferrand explique pour une part la mauvaise qualité de son travail d’impression sur ses propres textes.
Dans l’exemplaire de la Muse normande conservé à la Bibliothèque municipale (reliure de la fin du XVIIe ou du début du XVIIIe), entre la 3e et la 4e partie, ont été insérés trois livrets, dont le premier comporte un « Chant rial faict en forme de dialogve, A Sainct Nigaise, par deux bons Garchons Drappiers, estant assichez à leurs aise sus, la Boise de nos Carties, auec plusieurs uatres sortes de beaux Discours, fort ioyeux & recreatif pour resiouir les bons Esprits. Auec la Chanson et regrets lamentables des habitans de S. Nigaise, sur la perte et deplorable rauissement de leurs Boise ». Ce premier livret de vingt-quatre pages a été publié en 1622 (trois ans avant que Ferrand ne le fasse lui-même) à Rouen, chez Adrien Morront, dans « l’Estre nostre-Dame pres les Changes ». Il conserve un précieux renseignement pour notre association, dont l’un des projets est de remonter la Boise. Deux bois représentent les deux « garchons » en train d’échanger, chacun dans un rectangle formé par un double filet. Si l’on en croit cette illustration contemporaine, la Boise était davantage qu’une simple poutre. Elle était constituée d’au moins deux poutres face à face, ou de trois poutres formant un U.
La Muse normande n’est pas seulement un recueil d’anecdotes locales encore fraîches dans la mémoire de l’auditoire des Palinods ; elle donne à sentir le fumet de la souffrance de classes populaires prises entre le marteau des soudrilles (soldats) et l’enclume des percepteurs, et sommées de ne pas trop s’en plaindre. Mais Ferrand, dans sa critique, reste fidèle à sa religion et à son roi. Il ne va pas jusqu’à seconder de ses vers le grabus (grabuge) des révoltés de tout poil. Voici quelques titres de chants royaux à la tonalité moins plaisante :
« Le temps va mal, Dieu nous garde d’vn pire ! »
« Tant pu i’en pense & et moins i’en ose dire »
« Tant moins i’en ay, tant plus on m’en demande »
« Adieu bon temps ! la pienche [boisson] est conie [morte] »
« I’ay tout perdu ma pauure asne [âme] est ernée [éreintée] »
« Bon temps est mort ; no l’a mis à la bière »
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BRL