Tout d’abord, je remercie M. Chaline de me permettre de vous présenter, Mesdames, Messieurs, Ami-e-s des Monuments Rouennais, notre toute jeune association, la Boise de Saint-Nicaise. Certain-e-s d’entre vous connaissent sans doute l’importance que revêtait pour la paroisse ouvrière de Saint-Nicaise son immémorial banc à palabres, la boise, détruit au XVIIe siècle par une expédition punitive de paroissiens de Saint-Godard. Il s’en était suivi une quasi guerre civile, à laquelle une boise de substitution mit provisoirement fin. Cette affaire - vous en trouverez le récit sur notre site - emblématise les enjeux que soulève la question de la préservation d’un des chefs-d’œuvre les plus singuliers du patrimoine rouennais. Un des plus menacés également, la municipalité ayant décidé de s’en débarrasser en lançant le processus de désaffectation sans concertation avec les riverains et dans un mépris à peu près total de la riche histoire sociale et architecturale du lieu.
L’église Saint-Nicaise, avec sa nef basse début XIVe et son chœur XVIe haut perché, a longtemps formé un hybride architectural bancal jusqu’à son incendie en 1934. À l’époque, quoique l’argent manquât comme maintenant, la municipalité radicale n’avait pas trouvé impossible de financer le gros de sa reconstruction, les paroissiens assurant le reste. Elle y avait tout de suite vu son intérêt. La paroisse était populeuse et historiquement remuante. La ville lui devait une part de sa prospérité, du temps où le fameux drap de Rouen y était fabriqué. En outre, à travers les œuvres de saint Antoine de Padoue, qui y avait son pèlerinage, elle nourrissait nombre d’indigents. Enfin, la maîtrise vocale Sainte-Cécile de Saint-Nicaise, la plus renommée du diocèse, pionnière dans la résurrection de la musique baroque en France, avait besoin d’une caisse de résonance digne de ses ambitions. Le projet art déco des architectes Pierre Chirol et Émile Gaillard, avec Max Ingrand aux vitraux, fut retenu. Il proposait une greffe audacieuse, unique en France, du moderne sur l’ancien, du béton armé sur la pierre, le chœur gothique flamboyant étant conservé. Le résultat ? En 1940, l’église, bien qu’esthétiquement et matériellement disparate, était structurellement achevée. Avec ses annexes, son presbytère et son jardin, elle constituait pour le quartier un espace de rencontres et d’activités culturelles et caritatives plus fonctionnel, qui demeura tel, malgré des problèmes de sécurité jamais résolus, jusqu’au début des années 2000. Chirol et Gaillard - c’est ce qu’il ressort de leur correspondance - avaient bâti là une œuvre-manifeste, comme la Tour Eiffel avait pu l’être pour l’ingénieur du même nom.
Quatre-vingts ans après, tout cet effort collectif est presque annulé. L’un des quartiers historiques les plus pittoresques de Rouen - André Hunebelle vint y tourner Les Mystères de Paris en 1962 -, juste derrière la mairie, est en train de mourir lentement, bizarrement exclu du plan « Rouen-Cœur de Métropole ». L’église, qui en est l’axe rayonnant depuis le milieu du Moyen Âge, est à son image, en déshérence. Elle est présentement barricadée, interdite d’accès pour raison de sécurité. Vous n’imaginez pas tous les trésors qui se trouvent à l’intérieur et à l’extérieur de Saint-Nicaise et qu’à l’occasion de son occupation par des militants de Nuit Debout en mai dernier, les Rouennais-e-s ont pu entrapercevoir. Notre association a commencé d’en publier l’inventaire sur son site et sa page Facebook. Nous réitérons ici le cri d’alarme lancé en 2015 sur Mediapart. Il est scandaleux que l’église des pauvres, dépositaire d’un patrimoine et d’un passé si riches, soit abandonnée sans soins ni perspective claire par une ville qui lui doit tant et à divers titres.
L’association de la Boise de Saint-Nicaise, en accord avec l’histoire du quartier et compte tenu de son évolution sociologique et de ses besoins actuels, travaille non seulement à faire mieux connaître l’église qui en est l’emblème, de façon à la remettre sur la carte touristique, mais aussi à faire renaître les œuvres sociales et culturelles qui y étaient attachées et dont peuvent encore témoigner, le cœur serré, nombre de riverains. Jusqu’en 2015, l’association des Repas Chauds Saint-Marc préparait dans la sacristie de l’église des repas pour les indigents. Nous souhaitons que cette institution revive dans les locaux plus adaptés du presbytère. Nous souhaitons également que l’église, inscrite à l’inventaire supplémentaire du patrimoine, soit classée, ainsi que tout ce qui s’y trouve et qui ne l’a pas été, et que ce classement s’accompagne d’une reconversion exemplaire et intelligente de l’édifice et de ses annexes en espace polyvalent. Le conservatoire voisin réclame depuis des années de pouvoir y organiser cours de danse, répétitions et concerts, la réputation des grandes orgues n’étant plus à faire. L’argent n’est pas un problème insurmontable, comme le prouve le sauvetage de l’église Saint-Jean-Eudes, pourvu que le propriétaire actuel, savoir la municipalité, accepte un projet qui n’émane pas de ses services. Le coût d’une restauration a été estimé en 2008 à un peu moins de trois millions d’euros. Trois millions d’euros, c’est deux ronds-points. Question de choix. Nous souhaitons que les alentours de l’église soient verdis et fleuris, et que le jardin du presbytère et le parvis de l’église soient transformés en jardins collectifs qui renouent avec la tradition maraîchère de la paroisse médiévale. Un dossier a été monté avec le Fil Vert à cet effet et déposé en mairie. Nous souhaitons enfin, si restauration il y a, qu’elle soit étendue à tout le mobilier, mobilise les savoir-faire locaux et soit réalisée sous la forme d’un chantier-école.
Aidez-nous ; joignez-vous à notre entreprise, venez vous asseoir sur la boise relevée. Vous aurez compris que ce n’est pas seulement faire œuvre de conservation que de se battre pour la restauration et la reconversion de l’église Saint-Nicaise en lieu de vie et de partage, le cultuel cédant le pas au culturel, la charité à la solidarité, en une métamorphose qui n’a rien d’un reniement. C’est aussi, par une refonte du passé dans le creuset des problématiques actuelles, préparer l’avenir. Vous savez que l’avenir ne s’annonce pas rose. Le pronostic vital de notre civilisation est engagé. Prenons bien garde à ce que nous léguons à l’avenir, qui nous vient de nos pères et mères. Voulons-nous d’une République réduite à des temples vides ou privatisés ? Nous sommes des gardiens de phare. Un moment d’inattention et nous nous muons en naufrageurs. Tous les efforts d’une génération peuvent être ruinés par la suivante, si elle est plus négligente. Prenons exemple sur le chanoine Descrout, curé de Saint-Nicaise, qui, juste après la reconstruction de son église, restait extrêmement vigilant. Je terminerai en vous lisant la lettre qu’il écrivit dans les années 1940 à l’entrepreneur Georges Lanfry. Cette lettre aurait pu être écrite hier. Petite précision : Georges Lanfry était à l’époque président des AMR…
Cher Monsieur,
Lors de la construction de l’église Saint-Nicaise, vous avez bien voulu reconstituer deux fenestrages de l’ancienne église. Ils ont été placés provisoirement dans la cour d’entrée du presbytère et devaient être réédifiés définitivement, avec des joints au ciment, et mis en bonne place dans le jardin du presbytère.
Les architectes sont intervenus plusieurs fois auprès de la mairie, qui a envoyé quelqu’un de la maison Chouard prendre des mesures... et finalement, on n’a rien fait. Or, avec le temps, ces fenestrages finiront par s’écrouler.
En tant que président ou tout au moins membre influent et le plus qualifié des AMR, j’ai pensé qu’une démarche de votre part auprès du maire aurait quelque chance d’aboutir. Ces vénérables restes méritent d’être conservés.
Croyez bien que j’apprécie chaque jour avec bonheur la beauté, la solidité et la perfection de l’œuvre que vous avez réalisée en construisant, comme vous l’avez fait, ma chère église Saint-Nicaise.
Veuillez agréer, cher Monsieur, l’assurance très cordiale de mes meilleurs sentiments.
Descrout
curé de Saint-Nicaise
PS : Un argument à faire valoir entre autres : ces fenestrages venant à s’écrouler peuvent causer de graves accidents. Croyez bien, d’ailleurs, que je n’ai pas manqué moi-même d’insister en ce sens auprès de la mairie.
BRL pour la Boise
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